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Le Rwanda, pourquoi son engagement dans les Kivu ?
par Pierre Jacquemot
En janvier2025, en trois semaines, l’architecture de l’État congolaisdans sa partie orientale s’est effondrée. Son armée, ses milices supplétives, les Casques bleus des Nations Unies et les sociétés militaires privéesont lamentablement été battues. La prise de Gomapar le mouvement rebelle du M23, appuyépar l’armée rwandaise,s’apparente à une opération de mainmise du Rwanda sur la région des Grands Lacs.Bien qu’il n’y ait pas de revendication territoriale explicite dans les discours de Paul Kagamé, le chef de l’État rwandais, on peut discerner son projet de redessiner les frontières et d’annexer une partie de la RDC.
L’intervention des troupes rwandaises dans les Kivu n’est pas nouvelle et Goma,la grande ville frontalière, a déjà connu plusieurs occupations rwandaises. Rappelons les faits. En quatre jours, en juillet 1994, un million et demi de Hutus rwandais convergèrent vers Goma. Ils fuyaient les conséquences de la tragédie génocidaire que certains d’entre eux avaient provoquée. La catastrophe humaine représentée par cet afflux dans les Provinces de l’Est sera le signal du transfert du conflit ethnique rwandais au Congo.
Le nouveau pouvoir à Kigali fut très vite convaincu que les camps de réfugiés nés de cette situation étaient sous la coupe des milices hutues et d’anciens génocidaires. Sous prétexte qu’ils préparaient une invasion, le gouvernement rwandais fut convaincu de la nécessité de défendre l’intégrité territoriale de son pays en occupant la partie orientale du Zaïre (qui devint par la suite la RD Congo). Mais derrière ce motif militaire se cachait un autre moins avouable, identifié notamment dans les rapports de l’ONU de l’époque : le dessein de Kigali était de profiter du chaos ambiant pour faire main basse sur une partie des richesses du grand voisin. L’extraction violente des ressources naturelles devint le pivot des deux guerres du Congo (1996-1997, 1998-2003) et des conflits répétés jusqu’à aujourd’hui.Tous les stocks, sous quelque forme que ce soit (minerais, bétail, bois tropicaux, charbon de bois, thé, quinine, caféet fonds bancaires) furent dérobés par les militaires et transférés en camion au Rwanda, mais aussi en Ouganda, au Burundi. En une seule opération, le Rwanda ponctionna dans les Kivu le fruit de sept années d’exploitation d’une mine de coltan[1]. En 2002, la moitié des comptoirs de Goma appartenaient à des Rwandais, tandis que l’autre moitié était associée ou protégée par eux[2]. Une fois les stocks épuisés, on passa à un stade plus méthodique et intensif d’exploitation des ressources sur un territoire totalement fragmenté. Ainsi s’est installé, pour deux décennies, un « modèle d’économie de prédation » reposant sur le contrôle de centaines de sites miniers, impliquant des centaines de milliers d’exploitants, des groupes armés, la police, la douane et l’armée, des édiles locaux, des négociants et des trafiquants, des firmes étrangères[3].
En octobre 2003, le dernier soldat rwandais s’est retiré du Congo. Mais depuis, la présence rwandaise dans l’Est n’a jamais cessé, appuyant l’action de groupes violents, à l’instar du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP) du rebelle tutsi Laurent Nkunda, puis après sa chute, du Mouvement du 23 mars (M23) composé de militaires dissidents de l’armée congolaise. Ils revendiquaient, comme aujourd’hui d’éradiquer les derniers génocidaires hutus du Front de libération du Rwanda (FDLR) encore cachés dans les collines des Kivu et parvinrent à prendre la capitale provinciale de Goma en novembre 2012, sous le regard impuissant des Casques bleus. Le M23 a repris les armes fin 2021, étalant méthodiquement son emprise territoriale comme une tache d’huile et ne rencontrant qu’une résistance molle de la part d’un armée congolaise, mal payée, mal nourrie, mal équipée et minée par l’incompétence de ses chefs et son indiscipline.
Qu’est-ce qui explique la permanence de la volonté expansionniste du Rwanda ?
La contestation des frontières coloniales fournit le premier volet de la panoplie des revendications de Kigali. Elles furent délimitées en 1911 par les deux puissances coloniales engagées dans la région, la Belgique et l’Allemagne. Le concept de « Congolais » n’existait pas à l’époque. Celui de « Rwandais »existait certes, mais n’avait pas parfaitement la même signification qu’aujourd’hui dans les régions actuellement considérées comme « rwandaises ». Invoquer la langue, le Kinyarwanda, comme fondatrice de cette identité, ne tient guère. Tous les locuteurs du kinyarwanda n’ont pas toujours été inclus dans le royaume rwandais. De même, toutes les personnes liées ou incluses dans ce royaume n’étaient pas toutes de culture rwandaise. Quoi qu’il en soit, sebattre à présent pour savoir qui appartient à quel territoire en projetant des identités contemporaines dans le passé, avant que les frontières ne soient délimitées, n’a guère de sens. Comme l’explique Gillian Mathys, ce que ces identités signifient aujourd’hui est, au moins pour partie, un produit de ces frontières, et non l’inverse[4].
Le deuxième argument est la protection des Tutsis vivant dans les Kivu. Les communautés rwandophones y sont nombreuses et parfois depuis longtemps. Pendant la période coloniale, de nombreux paysans rwandais furent installés sur les collines de Masisi aménagées pour la circonstance : 25 000 déplacés entre 1933 et 1945, 60 000 entre 1949 et 1955. Au demeurant ces migrations organisées par les autorités belges ne constituaient qu’un peuplement supplétif par rapport aux flux de population plus spontanés en provenance du Rwanda-Urundi qui se déversaient dans l’agriculture et l’élevage. Aussi l’administration coloniale estimait-elle déjà en 1955 à 170 000 le nombre de Rwandais au Congo. S’était ainsi installée au Sud Kivu la communauté rwandophone desBanyamulenge (littéralement ceux qui viennent de Mulenge, un affluent de la Ruzizi).Après l’indépendance du Congo en 1960, chaque crise politique dans les pays voisins, le Rwanda et le Burundi, s’est traduite par une nouvelle vague de réfugiés, concurrents d’autant plus indésirables que les espaces de culture étaient exigus. Le flux fut d’une vingtaine de milles par an, jusqu’en 1973, grossissant les rangs des Rwandophones sédentarisés qui partageaient une culture commune de la vache et du bananier, des langues proches, des traditions de pouvoir royal équilibré par des contre-pouvoirs.
Le débat sur la nationalité et l’identité qui nourrit sans cesse le climat venimeux qui règne dans les Grands Lacs date des Indépendances. Sont en jeu de chaque côté, la victimisation, la dramatisation, la condamnation de l’Autre… dans des récits, des déclarations, des pétitions, des infox, des mémorandums adressés aux autorités.
Ce climat est régulièrement attisé par l’évocation du pseudo-projet de création de la « République des Volcans » basée sur le mythe d’un Tutsiland, regroupant tous les Nilotiques de la région, voire rêvant de construire un empire Tutsi-Hima s’étendant de l’Ouganda au Rwanda, au Burundi et à la RD Congo. Ce mytherenaît régulièrement avec le projet d’une reconfiguration des frontières et le déplacement consécutif de populations. On comprend aisément qu’une telle idée soulève des violences de la part des « vrais autochtones » des Kivu (Hunde, Nande, Nyanga, etc.) pour qui l’identité congolaise n’est pas négociable. Et le conflit entre allochtones eux-mêmes, hutu vs Tutsi, ne s’estomperait pas pour autant.
L’escalade de la violence du M23 depuis fin 2021 dans les territoires de Rutshuru, de Masisi et de Nyiragongo, alimentée par les tensions entre les Tutsis congolais et les autres communautés, a revigoré la surenchère sur l’ethnicité parmi les politiciens et leurs partisans. Des récits qui ont des impacts pervers. Les clivages ethniquesexacerbent la violence. Depuis les travaux de Claudine Vidal [5] et Jean-Pierre Chrétien[6], on sait pourtant que l’ethnisme n’a aucune existence objective dans ces pays.Elle reposerait plutôt sur des constructions racialisées pseudoscientifiques coloniales qui ont établi les catégories dichotomiques. Or « l’ethnisme militant » est devenu un thème central des mandats politiques, idéologisé et intériorisé par les Rwandais comme par les Congolais une fois devenus indépendants.
Le Rwanda considère l’est de la RD Congo à la fois comme une menace existentielle et une manne économique. Considérant les nombreux groupes armés à sa frontière comme une source d’insécurité et jugeant Kinshasa incapable de gouverner la région,les élites rwandaises évoquent ouvertement l’idée d’en faire une« zone tampon »,gérée par un groupe arméqui lui serait lié comme le M23 aujourd’hui, en formant diverses coalitions avec d’autres groupes et qui assurerait l’administration locale. L’argument cache la volonté du Rwanda de poursuivre la prédation minière, celle de sécuriser l’approvisionnement à partir des sites de la RD Congo en minerais de tantale, d’étain, de tungstène et d’or alors que le pays ne possède pratiquement aucune ressource minérale nationale. Le rapport des experts de l’ONU de décembre 2024 a révélé que le M23 organise l’acheminement d’environ 120 tonnes de coltan par mois vers le Rwanda. Cette emprise sur les filières d’approvisionnement en minerais se poursuit. Début février 2025, le M23et les troupes rwandaises se sont emparés de Nyabibwe, à environ 100 kilomètres de Bukavu, une ville dont l’économie repose sur l’activité de trois coopératives artisanales de coltan et de cassitérite.
Mais si le Rwanda cherche ainsi à préserver sa rente minière, bien établie depuis les guerres du Congo post-génocide, il risque de perdre sa « rente compassionnelle », celle fondée sur la culpabilisation des pays occidentaux pour n’avoir pas mis fin au génocide de 1994 dont furent victimes les Tutsis. Elle ira s’amenuisant devant le spectacle de la construction d’une forme de sous-impérialisme régional rwandais, inévitablement violent et déshumanisant et contraire à ce qui reste du droit international sur l’intangibilité des frontières.
[1]Stearns J. (2018), L’ancrage social des rébellions congolaises — Approche historique de la mobilisation des groupes armés en République démocratique du Congo, Afrique contemporaine, n° 265, pp. 11-38.
[2] Selon Vlassenroot, Koen and Romkema, Hans (2002). The Emergence of a New Order ? Resources and War in Eastern DR Congo, Journal of Humanitarian Assistance, disponible sur thttp://www.jha.ac/articles/a111.htm.
[3]Matthysen K., Muller T. & Bulakali N. Z. (2022). Analysis of the interactive map of artisanal mining areas in eastern Democratic Republic of Congo, 2022 Update, IPIS.
[4]Mathys G. (2025). Fractured Pasts in Lake Kivu’s Borderlands: Conflicts, Connections and Mobility in Central Africa. Cambridge University Press.
[5] Vidal Cl. (1991), Sociologie des passions : Rwanda, Côte d’Ivoire, Karthala, 1991.
[6] Chrétien J-P. 1997. Le défi de l'ethnisme : Rwanda et Burundi, 1990-1996, Paris, Karthala, et Les ethnies ont une histoire (avec Gérard Prunier), éd. Karthala, 2003.
Article signalé :
Afrique, une liberté retrouvée pour la France
https://www.revueconflits.com/afrique-une-liberte-retrouvee-pour-la-france/
L’Afrique face au changement climatique :
un deus ex machina trompeur
par Roland Pourtier
Géographe, professeur honoraire à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Lié à l'actualité de ce début décembre 2024, un "billet d'humeur" proposé par Gilles Lainé
Les élections au Mozambique, les partis historiques au pouvoir en Afrique, la position française. Quelques réflexions…
Les faits : les élections générales(présidentielles, législatives, provinciales) se sont tenues le 9 octobre dernier. Plusieurs partis avaient présenté des candidats : le parti au pouvoir depuis l’indépendance, le Frelimo avait choisi Daniel Francisco Chapo, le parti historique d’opposition, la Renamo, présentait Ossufo Momade, le MDM Lutero Simango, un nouveau parti, le Podemos (Parti optimiste pour le développement du Mozambique) soutenait Venancio Mondlane (un ancien cadre de la Renamo). Après un scrutin marqué par des violences et des irrégularités nombreuses dénoncées par les observateurs[1], les résultats déclarés par la Commission nationale électorale (CNE) ont donné Chapo vainqueur avec 70,67 % des voix, suivi de Venancio avec 20,32 %. Le candidat de la Renamo arrivant derrière avec 5,81%. L’abstention s’étant élevée à 56,52%.
Immédiatement ces résultats (qui doivent être proclamés par le conseil constitutionnel le 23 décembre) ont été contestés.Venancio Mondlanes’est déclaré vainqueur de la présidentielle et a appelé à la grève générale et ses électeurs à manifester. L’assassinat de deux de ses proches (dont son avocat Elvino Diaz le 19 octobre) a précipité son départ à l’étranger et remotivé la contestation tant en province que dans la capitale.
A ce jour, ces manifestations ont occasionné une centaine de morts et de nombreux blessés, plus de 1300 arrestations, des dégâts importants dans les centres urbains, une quasi-paralysie du pays (frontière fermée avec l’Afrique du Sud, grève des commerçants, voies de communication bloquées…). La police et l’armée sont mobilisés mais les manifestations et actes de protestation pacifiques ne faiblissent pas, alimentés par une répression violente et l’absence de dialogue réel avec le parti au pouvoir.
Face à cette situation la société civile locale, de nombreux pays occidentaux représentés à Maputo ont fait des déclarations pour dénoncer les fraudes puis pour condamner la répression disproportionnée.
L’ambassade de France ne s’est pas jointe à ces protestations.
Cela nous inspire deux remarques :
On assiste au rejet progressif des partis historiques liés aux indépendances et aux luttes de libération nationale, partis au pouvoir depuis 50 années.
Au Mozambique c’est le cas depuis quelques années, si cela ne s’est pas traduit clairement dans les résultats des scrutins présidentiels précédents, cette perte de confiance s’est manifestée de façon plus évidente dans les scrutins locaux et dans la montée de l’absentéisme.
En Afrique du Sud voisine, le rejet de l’ANC au pouvoir depuis les premières élections au suffrage universel en 1994 est plus évident, pour la première fois (élections générales de mai 2024) le parti n’a pas la majorité absolue au parlement et doit composer une coalition. Ce recul (41,18% des suffrages) est manifeste depuis plusieurs années,alimenté notamment par les scandales qui ont éclaboussés l’ANC.
En Angola,le MPLA voit ses scores décliner même s’il se maintient au pouvoir. Depuis 2012 il perd régulièrement des sièges au parlement (175 en 2012, 124 en 2022).
En Namibie, les résultats des toutes récentes élections sont incertains mais se traduiront par une érosion marquée des suffrages recueillis par la Swapo.
Au Botswana l’opposition a triomphé pour la première fois.
Au Sénégal les partis traditionnels ont marqué le pas face aux nouvelles formations.
Des formations politiques nouvelles émergent et s’imposent face aux désillusions causées par les partis « historiques ». Dans le cas de ce qu’on appelait alors la « ligne de front », les idéaux révolutionnaires qui les animaient lors des luttes pour l’indépendance ont été abandonnés depuis longtemps. Les expériences de gestion socialiste des rapports sociaux et de l’économie ont été décevantes. Le virage vers l’économie de marché à accentué les inégalités au profit d’une élite issue du parti au pouvoir, le népotisme et la cleptocratie se sont installés. Dans le cas des autres pays ayant suivi des politiques moins radicales, cette érosion est également manifeste.
Comment expliquer l’attitude de la France devant les évènements qui secouent le Mozambique ?
Suite aux évènements et en particulier aux très graves blessures d’une manifestante percutée volontairement par un véhicule blindé de la police le 27 novembre, les ambassades des États-Unis, de Grande Bretagne, du Canada, de Norvège, de Suisse, ont « condamné violemment » cette escalade de la violence contre les civils, ont appelé le gouvernement à faire en sorte que les forces de sécurité ne fassent pas un usage disproportionné de la force[2], qu’une enquête soit menée sur l’incident qui a occasionné les blessures de cette manifestante actuellement en état d’urgence vitale.
L’ambassade de France ne s’est pas associée à cette initiative et est restée muette. Sur son site, les dernières mises à jour des « conseils aux voyageurs » datent du 7 novembre puis du 3 décembre !En quelques lignes on y recommande de se tenir éloigné des mouvements de foules et des rassemblements politiques…
S’il est d’usage de ne pas commenter la situation politique sur le site public, un appel au calme et une condamnation de la violence disproportionnée auraient été légitimes. Peut-on se contenter de la déclaration commune de l’union européenne sur le déroulement du scrutin ? Quelle analyse politique alimente ce silence pouvant être interprété comme un soutien au régime en place et à la répression violente de l’opposition ? Est-ce une interprétation locale des consignes de discrétions ayant été données à la suite des manifestations anti-françaises en Afrique de l’Ouest ? Est-ce une volonté de ne pas perturber les discussions en cours sur la reprise du projet GNL de Total Energie au Cabo Delgado ?
Est-ce la conséquence d’une nouvelle politique africaine de la France visant à développer les liens avec les pays anglophones et lusophones africains comme l’indiqueraient les commentaires faisant suite à la visite d’État du président nigérian en France ? Une politique où les intérêts économiques l’emporteraient sur toute considération morale ?
Dans tous les cas, la France gagnerait à affirmer une position claire et fidèle aux grands principes républicains et humanistes. Elle éviterait ainsi les ambiguïtés et les interprétations diverses que soulèvent son mutisme, notamment sur le continent Africain.
[1]Les observateurs de l’Union européenne ont estimé que le scrutin a été entaché par des « altérations injustifiées des résultats des élections au niveau des bureaux de vote et des districts », constatant que sur un tiers des dépouillements observés, les chiffres « ne concordent pas ».
Résultats également déplorés par les évêques catholiques qui dénoncent par la voix de l’archevêque Inacio Saure « les irrégularités et les actes frauduleux, perpétrés à grande échelle en toute impunité, (qui) ont renforcé le manque de confiance dans les institutions électorales ».
[2]Dès le 6 novembre, le Haut-commissaire aux droits de l’Homme des Nations unies avait appelé à une « désescalade des tensions ». Amnesty international a également dénoncé,dès le 14 novembre, la violence de la répression, les arrestations arbitraires, les tirs à balles réelles. Human Rights Watch publie un bilan régulier.
Vers une immigration « régulée »
Par Joël Dine
Fraternité Afrique[1]
Cet article a été publié par la Fondation Robert Schumann, dans la lettre de la Fondation sous le N° 1091 9 décembre 2024
L'Europe doit modifier entièrement sa politique vis-à-vis de l'immigration. Elle doit passer d'une "Europe-forteresse" à une Europe qui organise une immigration favorable à son développement économique. Elle doit le faire pour retrouver ses valeurs humaines qui ont entouré sa construction depuis plus d'un demi-siècle. Le spectacle de ces milliers de noyés en Méditerranée et dans l’Océan Atlantique, de ces personnes abandonnées dans le désert ou dans les villes, pourchassées par les polices et à la merci des passeurs est un affront journalier à nos consciences. Il faut que cela cesse !
Au milieu de cet enfer où sont plongées des dizaines de milliers de jeunes Africains, il y a peut-être une solution. Elle passe par l’organisation d’une "immigration régulée" dans les pays de départ de cette immigration.
Cela correspond à un changement complet des politiques européennes menées jusqu'à aujourd'hui. Mais le mouvement migratoire est d'une énorme puissance pratiquement insurmontable et est inscrit dans la nature humaine. L'Histoire le prouve amplement ! S'opposer à la circulation des Hommes et de la manière dont cela est pratiqué aujourd’hui est une entreprise vouée à l'échec. S'il est possible de faire changer les choses, n'hésitons pas à le faire !
L’Europe, citadelle « investie »
Les citoyens européens ont vu depuis plusieurs années, après l’exception syrienne de 2014-2016[2], la transformation de l’Europe en un « continent-forteresse » face à une poussée migratoire venant du sud et de l’est du continent.
En France, le débat lors des élections européennes puis législatives des mois de mai à juillet 2024 a tourné beaucoup autour de l’immigration. Leurs résultats sur la composition des assemblées européenne et française où les partis d’extrême droite dépassent les 30%, auront des conséquences sur les politiques menées à l’avenir vis-vis des migrants. Ainsi les slogans des tracts des partis de droite et d’extrême droite font accroire que l’immigration est la principale responsable de la délinquance et de l’insécurité dans notre pays et qu’il faut lutter plus efficacement contre elle.
Déjà les mesures contre l’immigration illégale se sont accélérées cette dernière année : la Loi « Immigration et asile » française votée en décembre 2023, le Pacte Immigration et asile européen adopté en mai 2024 , l’accord Rwanda-Grande Bretagne[3], les accords sur l’immigration clandestine entre l’Italie et la Tunisie etc.
De nombreuses mesures ont été expérimentées comme le déploiement de forces de police européennes dans des pays de départ (Mauritanie-Espagne-Union européenne) ou financées par des fonds européens (par exemple en Tunisie) avec des succès très relatifs et surtout les droits humains des migrants foulés au pied. Le droit maritime international qui oblige de porter secours à toute personne menacée de noyade a été souvent bafoué lorsque les bateaux affrétés par les ONG ont été empêchés d’accomplir leurs tâches d’aide aux naufragés.
Les gouvernements sont comme « tétanisés » dès qu’un fait divers tragique implique un migrant illégal ou lorsque des votes favorables à l’extrême droite surviennent. Ils n’hésitent à remettre en cause les accords de libre circulation dits de « Schengen ». Ce qui a pour effet de toucher tous les citoyens dans leur vie quotidienne comme tout récemment avec l’Allemagne du chancelier OlalfScholz qui a rétabli les contrôles aux frontières. Sous prétexte de diminuer la « supposée » attractivité de la France vis-à-vis des migrants, le nouveau ministre de l’intérieur français,Bernard Retailleau, met en cause la santé de la population en voulant supprimer l’aide médicale d’état (AME).
Pour quels résultats ? Malgré toutes ces mesures, on estime à 380.000 le nombre d’entrées illégales en Europe en 2023. Un chiffre important mais qu’il faut néanmoins relativiser avec une Union européenne à 447 millions d’habitants soit 0,8 migrant pour 1000 habitants.
Pourquoi ce flux de plusieurs centaines de milliers de migrants se maintient ? Parce qu’il existe en face une poussée migratoire irrésistible de la jeunesse africaine !
Les dirigeants européens, l’allemande Ursula Von der Leyen, l’italienne GiorgiaMeloni, l’espagnol Pedro Sanchez, multiplient les missions dans les pays de départ pour négocier avec les autorités de ces pays des plans pour entraver les migrations. L’ « externalisation des frontières » en Mauritanie, au Niger, au Tchad et en Tunisie sont des opérations coûteuses et inefficaces.
Donnons la parole aux démographes, sociologues et économistes au sujet de leurs projections de l’avenir des nations européennes à l’horizon 2050 et 2100.
Une Europe qui se dépeuple
Pour ceux-ci, le « vieillissement » des populations va bouleverser les sociétés des pays riches au cours de ce siècle.
Dans ce terme de « vieillissement » se conjuguent l’allongement de la durée de vie et la baisse de la natalité. Grâce au progrès de la médecine la proportion des personnes âgées ne fait qu’augmenter. Ainsi le Japon est le pays le plus vieux avec 29,1% de la population qui a plus de 65 ans devant l’Italie 22% et la France 20,5%.
Parallèlement la natalité s’est effondrée dans tous les pays riches. En 2023 la France a recensé 678.000 naissances soit 20% de moins qu’en 2010. Le chiffre d’enfants par femme en âge de procréer est partout loin en dessous de 2,1, le chiffre pour renouveler la population d’un pays. En France il n’est que de 1,68 mais en Italie de 1,2. Les écoles ferment des classes. Aujourd’hui la moitié des pays européens sont en décroissance démographique. Plus généralement, dans l’ensemble des pays richesla population a atteint un pic de 1,3 milliards d’habitants et a entamé un recul progressif pour perdre d’environ100 millions, selon l’ONU, à 450 millions d’habitants selon James Pomeroy économiste auprès de la banque HSBC d’ici la fin du siècle.
« L’allongement de la durée de vie est une bonne nouvelle. Cela veut dire qu’on vit plus longtemps, y compris en bonne santé, mais il faut quand même en gérer les conséquences » d’après Vincent Touze, économiste à l’OFCE.
Ces phénomènes démographiques provoquent déjà trois effets : un ralentissement de la croissance, une hausse des dépenses publiques et des risques politiques et sociaux. Ralentissement de la croissance du fait de la diminution de la population active. En France, la population active stagne ces dernières années. De nombreux secteurs sont en manque de salariés en particulier la restauration, la construction, l’artisanat et les services à la personne. Celle-ci va diminuer à partir de 2040. Le financement des retraites par les actifs est menacé. Hausse de dépenses publiques du fait de l’augmentation du nombre de retraités, des frais de santé et de la prise en charge de la dépendance. Risques politiques et sociaux, car il faut augmenter les impôts, baisser le niveau des retraites ou reculer l’âge de départ. Pour augmenter la population active, faisons travailler plus des seniors ouamplifions l’immigration. Or les migrants se pressent aux portes de l’Europe pour y chercher du travail en prenant tous les risques.
Une poussée migratoire irrésistible
Une poussée irrésistible que ne découragent, ni les sommes exigées par les passeurs, ni les morts dans le désert, ni les noyés dans la Méditerranée ou l’Océan Atlantique , ni les atrocités vécues , ni les vexations subies dans les pays de passage. Les volontaires de cette migration arrivent à leur fin dans leur très grande majorité même si leur périple peut durer plusieurs mois ou même plusieurs années.
La phrase du sociologue sénégalais, Abdoulaye Ngom, résume l’état d’esprit de la jeunesse de son pays: « les jeunes ici préfèrent mourir en mer que mourir socialement au pays ! » Ils considèrent qu’ils n’ont pas d’avenir dans leurs pays.
En prenant du recul, on peut en déterminer les raisons.
En premier lieu, la pauvreté dans les pays de départ. Les PIB par habitant représentent entre le 1/10 ème et le 1/20 éme de celui des pays européens. A titre de comparaison : le Smig sénégalais est de 0,55 euro par heure quand le Smig français est de 11,65 euros par heure.
En second lieu, la démographie « galopante » elle a été multiplié par près de 5 entre 1960 et aujourd’hui de 283 millions à 1.384 millions d’habitants d’après les Nations-Unies.
En troisième lieu,les instabilités politiques et les conflits qui touchent plusieurs pays africains (pays du Sahel, Éthiopie, Soudan, Érythrée).
En quatrième lieu, le chômage des jeunes qui voient leurs avenirs bouchés sur place en particulier dans la jeunesse formée et l’espérance d’une vie meilleure (3 jeunes sénégalais sur 10 se déclarent sans travail ou à la recherche d’emploi) .
En cinquième lieu, les familles qui, espérant des contributions de la part de l’émigré une fois qu’il travaillera dans le pays d’arrivée, se cotisent pour payer son passage : une sorte de « retour sur investissement ».
Les autorités des pays de départ ne réagissent que mollement tout en acceptant les fonds européens destinés à lutter contre l’immigration clandestine. En effet les virementsde leurs diasporas équivalent aux investissements étrangers et à l’aide publique au développement( cf diagramme suivant).
Face à cette immigration, les Européens ont la « mémoire courte ». Les émigrations européennes vers les Etats-Unis à la fin du XIX èmeet au début du XX èmesiécle qui ont concerné des millions de personnes ont été motivées par des raisons en partie identiques.
Vers une migration « régulée »
On trouve un antécédent dans les années 1960-70 : les dirigeants des entreprises Renault, Peugeot, Citroën allaient au Maghreb rechercher la main d'oeuvre indispensable à leurs usines de montage. De son côté, la Mairie de Paris recrutait au Mali le personnel nécessaire pour le nettoyage des rues de la capitale. En 2006, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, prônait la migration « choisie » pour les métiers « en tension ». Récemment l’Allemagne et le Kenya ont signé un accord migratoire où des chauffeurs de bus sont formés sur place pour des postes de travail en Allemagne.
Un système de formation adapté à l’emploi
Il existe dans tous les pays africains de nombreux centres de formation professionnelle qui forme du personnel pour de nombreux secteurs de l’économie. L’aide européenne a contribué à leur création et leur équipement.
Ne peut-on pas concevoir et mettre en œuvre un vaste programme de formation professionnelle ,ceci dans une vingtaine de pays de départ de l’immigration. Il aurait pour objectif d’intensifier les formations existantes dont la qualité laisse à désirer. Certains domaines correspondant à des secteurs en tension dans les pays européens : construction- bâtiments, transport, tourisme, hôtellerie, restauration, artisanat, agriculture, aide à la personne, santé, sécurité, informatique etc…seraient approfondis. De plus il serait dispensé pour les jeunes « candidats au départ », au-delà des techniques, des formations en langues, en droit, en connaissances sur les pays d'accueil.
En aval de cette formation professionnelle, se situerait l’instruction des demandes d'emploi face à des offres d'emploi qui seraient émises par des entreprises européennes par l’intermédiaire d’agences de recrutement en lien avec les postes diplomatiques.
L’avantage pour les pays africains qui n’arrivent pas à créer suffisamment d’emplois à des millions de jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail serait d’en offrir à une partie d’entre eux. Les frais du programme (formations, recrutement, transport ) seraient partagés entre les intéressés, les employeurs et les bailleurs de fond. Les entreprises européennes pourraient y rechercher leur personnel manquant déjà en partie formé. Les besoins en main d'oeuvre estimés par les entreprises européennes se montent aujourd'hui à plusieurs centaines de milliers de personnes par an ce qui correspondrait à une formation de plusieurs milliers de jeunes par pays de départ. Il n’est pas interdit de penser que les jeunes Africains qui seront venus travailler en Europe pourront après un séjour de quelques années retourner dans leur pays avec un peu d’argent et créer une entreprise.
C’est un vaste programme de formation professionnellequ’il faut concevoir et qui devrait intéresser près d’une vingtaine de pays africains. Les personnels formés devraient, à l’issue de leurs formations, rejoindre la plupart des pays européens. Qui mieux que les services de la Commission européenne et leurs délégations sur place peuvent concevoir et mener à bien un tel projet !
Ce programme ne peut être décidé et mené à bien qu’au sein d’un vaste accord diplomatique entre pays de départ et pays d’arrivée sous l’autorité de l’Union européenne. Cette émigration économique officiellement acceptée par les pays concernés pourrait limiter l'immigration illégale actuelle. Les avantages mutuels sont nombreux. C'est un processus gagnant-gagnant ! Tentons-le !
( Saint-Martin sur Ocre 2/10/2024 )
[1]L’association « Fraternité Afrique » créée en 2022 a pour but de reconstruire les relations entre la France et l’Afrique.
[2] Et la politique d’ouverture de la chancelière Angela Merkel.
[3]Aujourd’hui dénoncé.


Coordination Sud - PRÉCIS D'AIDE PUBLIQUE AU DÉVELOPPEMENT (à télécharger)
Rapport annuel sur la politique française de développement 2021
Remarques critiques de "Fraternité Afrique" sur l’interview de Vincent Duclert sur le France et le génocide rwandais figurant dans le numéro 518 d’avril 2024 de la revue « L’ HISTOIRE »
Trente ans après le génocide de 1994 au Rwanda : Communiqué de l'Institut François Mitterrand
Le budget 2024 : un renoncement à la solidarité internationale ? par Pierre Jacquemot
Afrique-France : vers un nouvel élan ? par Eric Topona - 27 février 2024
Réflexions sur quelques chiffres après la rencontre-débat sur le rapport d'information parlementaire Tabarot/Fuchs par Pierre Auffret
Remarques critiques sur l’interview de Vincent Duclert sur le France et le génocide rwandais figurant dans le numéro 518 d’avril 2024 de la revue « L’ HISTOIRE »
Les points de vue formulés par M Vincent Duclert dans l’interview intitulé« Rwanda 1994 face au crime » dans les pages 44 à 53 d’avril 2024 de la revue L’HISTOIRE appellent de sérieuses réserves.
Elles ont déjà été exprimées (mais ignorées par l’ensemble des médias) par de nombreux connaisseurs des affaires rwandaises (français mais aussi belges , américains) lors de la sortie du rapport « La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-94) » remis au président de la République française le 26 mars 2021 par Vincent Duclert, président de la commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi.
Lors de sa remise à Kigali le 9 avril 2021, en grande pompe, par cet universitaire français, au président Paul Kagamé, celui-ci a exprimé sa satisfaction. ( «Aujourd’hui, nous saluons ce rapport qui marque un pas important vers une compréhension commune de ce qui s’est passé » 7 avril 2021).
Vincent Duclert ne fait que reprendre dans cet interview à la revue l'HISTOIRE les principales analyses et conclusions de ce rapport. Il nous parait donc impératif de rappeler ces réserves que l'on peut résumer en 4 points :
1. Ce rapport est un rapport « politique »,répondant à une demande de la Présidence de la République. Son l'objet est clair, satisfaire une demande rwandaise de reconnaissance par la France de ses responsabilités dans le génocide, condition d'un renforcement de la coopération entre les deux pays souhaité par Paris.La démarche de Vincent Duclert allant remettre le rapport en mains propres à Paul Kagame et le discours prononcé par Emmanuel Macron dans la foulée à Kigali l'attestent de façon éclatante ( « ce jour je viens reconnaître l'ampleur de nos responsabilités » discours en Mai 2021 ) ....
2. L'idée même d'aller chercher dans une partie des archives françaises des réponses aux questions posées par un travail d''historiens qui ignorent tout du contexte historique, géographique, politique et sociologique du pays alors que les acteurs principaux du drame sont vivants est proprement, au plan de la méthode, stupéfiante...contraire à toutes les règles d'une expertise qui ne peut se limiter, pour des faits contemporains , à un travail de scribes...
3. Le rapport de plus de 990 pages n'est pas sans intérêt mais outre le fait qu'il met en exergue de manière caricaturale des faits et des interprétations douteuses qui ont pour objet d'accabler le Président Habyarimana et un Mitterrand caricaturé, il passe totalement sous silence , on soupçonne pourquoi…, le rôle et les responsabilités du FPR de Paul Kagamé qui sont évidentes, pour tous ceux qui ont un minimum de connaissance du sujet.
4. Enfin, dernier point essentiel, les conclusions péremptoires et fort sévères vis à vis de la France assénées, en quelques slogans , dans le rapport et dans l'interview sont totalement décalées par rapport aux conclusions auxquelles conduit une lecture attentive et sérieuse du rapport …Tous ceux qui ont lu le rapport s'en étonnent …s'en scandalisent...
Des réserves sérieuses donc mais aussi l'espoir, et la quasi-certitude, que ces aménagements de la vérité historique, clairement dictés par des considérations géopolitiques, ne pourront pas résister longtemps, pour l'ensemble des acteurs , à l'épreuve du temps...
Communiqué de l’Institut François Mitterrand
Paris, le 7 avril 2024
Le 4 avril 2024, des conseillers de l’Elysée ont informé la presse du fait, qu’à l’occasion du trentième anniversaire du génocide des tutsis au Rwanda (800 000 à un million de morts), le Président de la République allait s’exprimer dans une vidéo pour dire que « la communauté internationale avait les moyens de savoir et d’agir » et que « la France, qui aurait pu arrêter le génocide avec ses alliés occidentaux et africains, n’en a pas eu la volonté. » Dans la vidéo diffusée ce dimanche 7 avril à Kigali, le Président de la République n’a en aucune manière confirmé, ni démenti ces propos. Cette communication hasardeuse, ainsi que l’absence de démenti clair, sont de nature à créer de la confusion sur la position du Président.
Au-delà de la prétendue « responsabilité accablante de la France dans un engrenage qui a abouti au pire » – chose hautement contestable qu’il reconnut à Kigali en 2021 et qu’il confirma ce 7 avril 2024 –, considère-t-il, lui aussi, que la France avait les moyens d’arrêter le génocide mais qu’elle n’en a pas eu la volonté ? Si tel est le cas, il n’est pas inutile, pour mesurer la gravité de cette position, de rappeler ce que fut l’action des autorités, politiques et militaires, de notre pays pendant cette tragédie et de la mettre en regard avec ce que fut l’attitude des institutions internationales et celle des autres pays, occidentaux ou africains, alors.
En 1990, la France, seule, comprit qu’un génocide au Rwanda était possible. Dès cette époque, son action fut guidée par la volonté de prévenir une catastrophe comparable à celle de 1994, ce que reconnaît d’ailleurs le rapport Duclert.
C’est la raison pour laquelle, le 1er octobre 1990, l’armée française intervint afin éviter que l’offensive du FPR de Paul Kagamé menée depuis l’Ouganda ne renversât le gouvernement internationalement reconnu et ne déclenchât une guerre civile, ainsi que des massacres ethniques comparables à ceux qui survinrent lors de l’indépendance de la tutelle belge en 1962. Une fois l’offensive bloquée, elle imposa au Président rwandais Juvénal Habyarimana, pourtant vainqueur, qu’il s’engageât dans la recherche d’un compromis avec le FPR. Ceci aboutit à la signature des accords d’Arusha le 4 août 1993, accords qui furent salués par tous et reconnus favorables à la minorité tutsie, qui bénéficia alors d’une représentation égale au sein des instances politiques et militaires.
À l’automne 1993, les troupes françaises, présentes depuis 1990, se retirèrent du Rwanda à la demande du FPR de Paul Kagamé. La supervision de la mise en œuvre des accords d’Arusha fut donc assurée par la MINUAR, mission onusienne créée le 5 octobre 1993 par la résolution n°872 du Conseil de sécurité et composée de 2500 casques bleus, belges et bangladais, placés sous l’autorité d’un général canadien. En dépit des accords et du déploiement de cette mission, les franges extrémistes des deux camps continuèrent d’attiser les tensions, ce qui aboutit le 6 avril 1994 à l’attentat contre l’avion du Président Juvénal Habyarimana – l’objectif des auteurs de l’attentat, qu’ils furent des extrémistes hutus ou du FPR, était de mettre définitivement en échec le processus d’Arusha voulu par la France –, le 7 avril à l’assassinat du Premier ministre, une hutu modérée, ainsi que de dix soldats belges de la MINUAR chargés de sa protection, par les soldats du gouvernement et au déclenchement général du génocide.
Dans ce contexte, la Belgique, ancienne puissance coloniale, préféra retirer ses troupes, ce qui réduisit de fait le contingent de la MINUAR à 270 soldats le 21 avril 1994. La France, complètement retirée depuis l’automne 1993 à la demande du FPR, s’interrogea sur l’opportunité de revenir au Rwanda. En 2021, Edouard Balladur rappela que le Président Mitterrand et lui-même, alors Premier ministre de cohabitation, furent hostiles à une intervention militaire en dehors de tout cadre onusien, au risque que la France fût perçue comme une puissance néocoloniale prenant partie dans une guerre civile et que la situation s’aggravât de ce fait. Ils furent toutefois résolus à conduire une opération sous l’égide de l’ONU. C’est la raison pour laquelle, aux mois de mai et de juin 1994, la diplomatie française, conduite par Alain Juppé, se mobilisa au Conseil de sécurité pour que fût votée une résolution en ce sens, ce que les États-Unis bloquèrent jusqu’au 22 juin 1994. Dans ses mémoires, Madeleine Albright, alors ambassadrice à l’ONU, jugea que ceci était « le plus grand regret de sa carrière », signe qu’un vote dès le mois de mai, comme le demandait la France, aurait pu être décisif pour endiguer les massacres. En tout état de cause, à compter du 22 juin 1994, la France conduisit quasiment seule l’opération Turquoise. Elle fut composée de 2500 de militaires français et de 500 militaires africains, pour la plupart sénégalais. La résolution n°929 votée le 22 juin 1994 par le Conseil de sécurité imposa aux militaires de l’opération d’en aucun cas constituer « une force d’interposition » et de cantonner cette opération « strictement humanitaire » au sud-ouest du Rwanda. Le rapport Duclert a reconnu que cette opération permit de sauver des milliers de tutsis menacés d’extermination et, à cet égard, aucune des accusations, y compris pénales, mettant en cause les militaires français n’a perduré.
Si, comme ses conseillers le rapportent, le Président juge que la France, avec ses alliés, aurait pu arrêter le génocide mais qu’elle n’en a pas eu la volonté, nous l’engageons à répondre aux questions suivantes. Que la France aurait-elle pu faire de plus ou de mieux ? Ignore-t-il délibérément la volonté qu’eurent François Mitterrand et Édouard Balladur de l’engager, même seule, dans une opération humanitaire visant à sauver des vies, ainsi que les efforts qu’Alain Juppé déploya aux mois de mai et de juin 1994 pour obtenir le vote du Conseil de sécurité ? Qui veut-il mettre en cause au sein de la « communauté internationale » et pour quels motifs ? Les États-Unis pour avoir bloqué le vote d’une résolution voulue par la France au moment où une opération humanitaire était la plus utile ? La Belgique et l’ONU pour avoir retiré leurs troupes prématurément ? Quels alliés africains le Président vise-t-il précisément ? L’Afrique du Sud de Nelson Mandela qui approuva l’action de la France dès 1994 ? Les dirigeants de l’Organisation de l’unité africaine qui échouèrent à maintenir la paix civile au Rwanda ? Pour lever l’ambiguïté créée par une communication imprudente, il nous semble indispensable que le Président de la République apporte des réponses à toutes ces questions. Il en va de la crédibilité de la France sur la scène internationale.
Jean Glavany
Président de l’Institut François Mitterrand
Le budget 2024 : un renoncement à la solidarité internationale ?
L’annonce faite le 18 février 2024 par Bruno Le Maire, d’une coupe de 742 millions d’euros dans le budget de la solidarité internationale est une remise en cause de la loi de programmation « développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales » du 4 août 2021. Adoptée à l’unanimité par les parlementaires, elle prévoyait une montée progressive des montants de l’aide publique au développement pour arriver à 0,7% du revenu national brut en 2025.
Coordination SUD, la plateforme nationale des ONG françaises, vient de déclarer dans une tribune que « les conséquences d’une telle annonce pèsent avant tout sur les populations qui vivent en situation de pauvreté et d’assistance humanitaire dans le monde ».
L’aide au développement est affectée de manière disproportionnée par cette coupe budgétaire.Elle correspond à une baisse de 12,5 % du budget qui avait été fixé à 5,9 milliards d’euros dans la Loi de finances de 2024. L’instrument vital pour des millions de personnes se voit dix fois plus amputé que la moyenne des autres missions budgétaires.
Outre les contributions volontaires de la France à des programmes internationaux, les lignes budgétaires impactées concerneront les pays touchés par des coups d'États en Afrique, et les opérations de l'Agence française de développement.
Le gouvernement français s’était félicité il y a deux ans d’être devenu le quatrième plus gros bailleur international derrière les États-Unis, l'Allemagne et le Japon. Son ambition avait été confirmée au Sommet pour un Nouveau pacte financier mondial de juin 2023, déclarant qu’aucun pays vulnérable ne devrait avoir à choisir entre lutte contre les impacts du changement climatique et lutte contre la pauvreté. Par la suite, en catimini, le gouvernement pendant l’été 2023, a repoussé l’atteinte de cet objectif à 2030, à l’occasion du Comité interministériel de la coopération internationale et du développement (CICID).
Le coup de rabot budgétaire se traduit par l’annulation de multiples projets qui auraient permis de répondre aux crises humanitaires et climatiques, de garantir la protection des droits humains; d’assurer un accès à l’eau, à la santé, à l’alimentation, à la protection sociale et à l’éducation, ou de soutenir les sociétés civiles dans les pays pauvres
Cette décision ne rejoint pas l’avis des Français. En octobre 2023, 61 % d’entre eux interrogés par Focus 2030 se déclaraient en faveur d’une hausse ou d’un maintien du budget consacré à l’APD.
Pierre Jacquemot
22 mars 2024
Dans la Revue politique et parlementaire
Afrique-France : vers un nouvel élan ?
Par Eric Topona - 27 février 2024
Nommé le 6 février, Jean-Marie Bockel, l’envoyé personnel d’Emmanuel Macron pour l’Afrique était en visite en Côte d’Ivoire le 20 et 21 février dernier. Au menu : rencontres avec des officiels, mais aussi discussion autour de la réduction des effectifs au sein de la base militaire française.
« Aujourd’hui, devant vous, je veux signer l’acte de décès de la Françafrique. Je veux tourner la page des pratiques d’un autre temps, d’un mode de relations ambiguës et complaisantes, dont certains, ici comme là-bas, tirent avantage, au détriment de l’intérêt général et du développement. »
Au regard de la vigueur de ce réquisitoire et de la percussion des mots choisis pour décrier les dérives de la Françafrique, cette relation viciée entre une partie de l’establishment français et les anciennes colonies françaises d’Afrique subsaharienne, on croirait lire un pamphlet rédigé par les pourfendeurs les plus résolus de la Françafrique au sein de certaines oppositions radicales en Afrique.
C’était le 15 janvier 2008. Jean-Marie Bockel, alors secrétaire d’État à la Coopération et à la Francophonie, recevait les vœux du personnel de son département ministériel. Le ministre de Nicolas Sarkozy au sein du premier gouvernement de François Fillon s’était alors livré à une mise en accusation sans concession d’un système de compromissions et de prédation dans les relations franco-africaines qu’il se proposait de liquider.
Mais la Françafrique n’avait pas dit son dernier mot. Le nouveau ministre eut à peine entamé le déploiement de sa feuille de route qu’il fut dessaisi du portefeuille de la coopération et de la francophonie. Après Claude Cheysson, ministre des Relations extérieures de François Mitterrand, après la présidentielle victorieuse de 1981, dont la volonté de réforme sur ce terrain glissant de la diplomatie française avait été renvoyée aux calendes grecques, la Françafrique venait d’avoir raison de la volonté et des ambitions réformatrices de Jean-Marie Bockel.
En revanche, l’avenir lui aura donné raison. Il y a d’ailleurs lieu de se demander s’il s’agira, pour les missi dominici de Macron, de sauver les meubles, ou d’impulser enfin des réformes qui auraient dû l’être depuis plusieurs décennies.
En effet, depuis 2008, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts des relations franco-africaines ; et le contexte géopolitique de la mission de Jean-Marie Bockel est en proie à de profondes mutations, voire à une tectonique des plaques qui était alors inimaginable il y a quinze ans. Ils sont fort lointains, les moments d’euphorie où François Hollande et les forces françaises étaient accueillis en libérateurs à Bamako en 2013, alors dans la ligne de mire des groupes terroristes islamistes du nord du Mali.
La mission actuelle de Jean-Marie Bockel sera d’autant moins une sinécure qu’il y a eu, de la part des différents exécutifs français, des retards considérables à l’allumage dans le train des réformes qui auraient dû être entreprises pour donner un visage nouveau et moderne aux relations franco-africaines.
Les différents exécutifs qui se sont succédé à l’Élysée, depuis Jacques Chirac jusqu’à Emmanuel Macron, ont quasiment tous, paradoxalement, utilisé les mots justes pour nommer les choses telles qu’elles doivent l’être, autrement dit les voies de la refondation.
Tous, ils n’ont eu de cesse de relever, à juste titre, soit à l’occasion de leurs déplacements en Afrique ou à l’occasion des sommets Afrique-France, à l’instar du sommet atypique et inédit de Montpellier (qui s’est déroulé le 8 octobre 2021) entre la France et les sociétés civiles d’Afrique subsaharienne francophone, à l’initiative d’Emmanuel Macron, de faire le constat du profond renouvellement démographique en cours en Afrique.
D’une part, ces mutations générationnelles s’accompagnent d’un regard indigné des peuples africains qui désapprouvent une relation asymétrique entre un État occidental et leurs pays qu’ils estiment pourtant souverains. D’autre part, les exécutifs français ont donné l’impression de préserver les intérêts de leurs classes dirigeantes, coupées du peuple, parce que assurées dans nombre de ces pays de se maintenir au pouvoir, grâce, entre autres, à une présence militaire française tout aussi surannée qu’envahissante.
Or, au sein du Parlement français, des rapports d’information, richement documentés, ont été commis pour alerter les exécutifs au sujet d’un état d’esprit que certaines analyses tiennent pour un “sentiment anti-français”.
Déjà en 2013, Jean-Marie Bockel, alors sénateur, avait commis, pour la chambre haute et avec la sénatrice Jeanny Lorgeoux, un rapport intitulé “L’Afrique est notre avenir”. En novembre 2023, une mission d’information conduite par les parlementaires Bruno Fuchs et Michèle Tabarot, a commis un rapport dans la même optique. Force est de constater que ces missions d’information, une fois leurs conclusions débattues au Parlement, ne donnent pas lieu à des missions de suivi dans leur exécution.
Jean-Marie Bockel arrive en mission dans une Afrique où, nulle part dans les anciennes colonies françaises d’Afrique subsaharienne francophone, au moment où il affichait sa volonté de réforme, n’existait de présence militaire russe. En 2024, non seulement elle est omniprésente, mais, dans certains États, comme le Mali ou la RCA, elle tient même des positions hégémoniques parce que l’armée française a plus ou moins plié bagage, parfois sous la pression populaire.
Face à cette nouvelle donne, que fera le chef de l’État français des conclusions que lui remettra son envoyé personnel Jean-Marie Bockel au mois de juillet prochain ? Emmanuel Macron sera alors à trois ans de la fin de son second et dernier mandat.
Il faut d’ores et déjà relever, contrairement à un discours fort répandu dans l’espace médiatique français comme dans une frange de sa classe politique, que ce n’est pas la présence française qui pose problème dans les pays de son ancien pré carré. Mais il s’agit, pour la France, d’être présente autrement.
Or, la France a longtemps donné le sentiment d’un profond déphasage entre les valeurs qu’elle promeut et les politiques qu’elle mène à l’endroit des ressortissants de ces pays africains. À titre d’exemple, la récente « loi immigration », en France, a durci de manière drastique les conditions d’études des étudiants étrangers, comme aucune autre loi sur ce registre dans le passé.
Ce pan de cette loi, quoique retoqué par le Conseil constitutionnel, n’a pas manqué de surprendre et d’indigner jusqu’au sein des milieux universitaires hexagonaux. Comment la France peut-elle vouloir relancer la Francophonie pour faire reculer les tropismes russophiles ou sinophiles en Afrique et, dans le même temps, éloigner des espaces de partage des savoirs et de convivialité les futures élites des pays d’Afrique francophone ?
L’incompréhension et l’indignation furent d’autant plus grandes que, fin octobre 2023, le chef de l’État français inaugurait la Cité de la langue française dans le château restauré de Villers-Cotterêts (Aisne), son grand projet culturel lancé en 2017 autour de la figure emblématique d’Alexandre Dumas (écrivain français né le 24 juillet 1802 à Villers-Cotterêts et mort le 5 décembre 1870 au hameau de Puys, ancienne commune de Neuville-lès-Dieppe).
Il est impérieux que la présence française en Afrique trouve enfin le chemin de la lisibilité, de la cohérence et d’une nécessaire adéquation à une Afrique en profonde mutation.
Vivement !
Éric Topona Mocnga
Journaliste au service Afrique de la Deutsche Welle
Réflexions sur quelques chiffres après la rencontre-débat sur le rapport d'information parlementaire Tabarot/Fuchs
par Pierre Auffret
ou bien le lire directement